mardi 11 mars 2008

Le catholicisme romain aurait-il inventé la laïcité? Robert Duguet

Je viens de lire les dix commandements de Bernard Henry Lévy pour une laïcité à la française, publié dans le numéro 568 de Marianne. Si, en tant que laïque, je peux partager bien des idées avancées, il y en a une qui m’apparaît toutefois céder à un point de vue fréquemment instillé par les courants s’inspirant du christianisme social et qui repose sur une contre-vérité fragrante. Notre philosophe déclare :

« Le principe fondateur c’est un chrétien qui l’a posé. C’est même le fondateur du Christianisme. C’est Saint Paul qui, dans un dialogue avec sa foi d’origine, dans son corps à corps avec un judaïsme où c’est le même personnage, David, qui, je dis bien selon lui… joue le double rôle du prince et du prophète, lance son fameux « rendre à César ce qui est à César, rendre à Dieu ce qui est à Dieu. » Le principe de base est celui là. »

Ce serait le Christianisme qui aurait induit cette séparation entre le domaine religieux et politique. Au-delà de l’apôtre Paul qui commença à organiser l’Eglise primitive, et à qui le texte de l’évangile prête cette phrase, le débat sur le régime de séparation de l’Eglise et de l’Etat, côté catholique, fait référence à celui qui l’a théorisé, à savoir l’évêque Augustin.
On trouve dans le Figaro Magazine de la semaine du 26 janvier une discussion contradictoire entre le Grand Maître du Grand Orient de France, Jean Michel Quillardet et Philippe Verdin, dominicain et auteur d’un livre d’entretiens avec Nicolas Sarkozy : « La République, les religions, l’espérance » aux éditions du Cerf (2004). En tant que défenseur catholique de la position du chef de l’Etat, ce dominicain fait référence précise à la philosophie augustinienne. Comment est-elle présentée ? Jean Claude Eslin, philosophe s’exprimant dans les colonnes de la Revue Esprit, écrit dans son ouvrage « Dieu et le pouvoir : théologie et politique en Occident » (1999) :

« Augustin est considéré comme le père de l’Occident. La distinction des deux cités, la cité céleste et la cité terrestre, qu’il articule dans la cité de Dieu, nous paraît constituer le principe de séparation, de non-confusion qui gouverne l’occident. Aujourd’hui encore, on peut considérer que cette distinction demeure… la conscience occidentale a subi un clivage, un domaine a été réservé, le pouvoir politique n’est plus sacralisé, un domaine d’autonomie a paru par rapport aux intérêts politiques…
« Le Christianisme d’une part désacralise l’état, fait sauter l’enveloppe sociale qui joint politique et religion dans les sociétés antiques et, d’autre part, reconnaît l’autonomie du champs politique. »

Avec la « Cité de Dieu » (412-427) Augustin (354-430) réalise une séparation absolue, et à ses yeux fondatrice, entre la cité terrestre et la cité céleste, ce qui n’a rien à voir avec un quelconque régime de séparation :
« Deux amours ont donc bâti deux cités, celle de la terre par l’amour de soi même jusqu’au mépris de Dieu, celle du ciel par l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi. L’une se glorifie en elle-même, l’autre dans le seigneur… L’une dans la gloire redresse la tête, l’autre dit à son Dieu : « Tu es ma gloire et tu élèves ma tête. »
Tout l’effort d’Augustin va consister à dévaloriser les « devoirs envers la cité terrestre » et plus généralement tout ce qui relève « d’une vie temporelle » qu’il convient de regarder avec mépris, afin d’arracher les hommes à la cité profane et de les convaincre de réorienter toute leur existence sur les finalités de « la cité céleste ».

En rupture avec la pensée grecque qui pensait que le Souverain Bien relève de ce monde, et seulement de lui. Augustin introduit la notion de salut de l’âme après la mort, pour opérer cet arrachement de l’homme à la cité profane. La cité grecque avait confiné les sacerdotes a un rôle subalterne, sorte de fonction provisoire qu’ils pouvaient exercer après une magistrature publique, par exemple. Avec le Christianisme le clergé se constitue en caste organisée qui veille au salut des âmes et réalise cet arrachement de l’homme à la cité terrestre. L’individu est hors d’état de se sauver lui-même, il a besoin de l’intercession du prêtre. Cette nouvelle vision transforme radicalement le statut de celui qui n’observe pas la religion dominante. Chez les grecs il y avait le culte aux dieux protecteurs de la cité. Une sorte de séparation était établie entre une sphère publique et une sphère privée, où chacun pouvait honorer d’autres dieux ou même ne croire en aucun dieu. Pour le christianisme, l’indifférence religieuse, le scepticisme, et l’athéisme sont l’expression d’une perversité morale absolue qu’il faut combattre.

Pas plus l’apôtre Paul que l’évêque Augustin ne développent une théorie de l’indépendance réciproque des rapports de l’Eglise et de l’Etat, en revanche il fournit à l’Eglise une théorie politique nettement formulée, celle de la soumission absolue à l’Empereur. A propos de Néron qui fit massacrer dans les arènes des milliers de chrétiens, il a cette phrase terrible :

« même à de pareils individus, le pouvoir de dominer n’est accordé que par la providence du Dieu suprême quand à ses yeux le monde mérite de tels maîtres. »

Par ailleurs, de l’Etat impérial Augustin demande la protection, c'est-à-dire l’usage de la force en faveur de l’instauration du monopole religieux du Christianisme.

Gélase, pape à la fin du Vème siècle écrit :
« Il n’appartient à aucun empereur de prendre le titre de pontife, et à aucun pontife de revendiquer la pourpre royale. Le Christ, en effet, conscient de la fragilité humaine, a voulu que les autorités chargées de pourvoir au salut des fidèles fussent équilibrées dans une prudente ordonnance. Il a donc distingué les devoirs de chaque puissance. Il leur a assigné à chacune leur rôle propre et leur dignité spéciale. Il a opposé ainsi le remède salutaire de l’humilité à tout retour de l’humain orgueil. Pour satisfaire à son vœu, les empereurs chrétiens s’adressent au pontife lorsque la vie éternelle sera en jeu, et les pontifes useront de la protection des empereurs dans le cours de la vie temporelle. Qu’aucun ne passe les bornes de son domaine, que chacun se tienne avec modestie à son rôle. Et de la sorte nul ne songera à étouffer l’autre. Dans chaque sphère ce sera le plus compétent qui exercera son action dans l’ordre. »
C’est déjà une ébauche du principe de subsidiarité que l’on trouvera exposé plus tard au XIIIème siècle par Thomas d’Acquin, quand l’Eglise devra faire face au mouvement communal et au développement du capitalisme.

Donc cette idée de l’indépendance réciproque du spirituel et du temporel, qui ferait de l’Eglise romaine la fondatrice du principe de laïcité est une pure construction intellectuelle, à usage des chrétiens sociaux. De la mort d’Augustin en 476 au 16ème siècle, la philosophie de l’Eglise ne connaîtra guère de variations sur ces principes fondateurs.

La question de l’indépendance réciproque du politique et religieux commencera à se poser sérieusement avec le marché capitaliste moderne, le mouvement des sciences de la nature au XVIème siècle, la généralisation philosophique qu’elle permettra avec les Lumières au XVIIIème siècle : la religion luthérienne introduira une rupture importante dans le dispositif de la cléricature catholique. Tout homme a droit, quelle que soit son savoir et sa condition sociale, à se donner les moyens d’accéder par lui-même au texte révélé, et à l’interpréter selon sa conscience. C’est le principe de liberté de conscience qui émerge. C’est le mouvement des sociétés occidentales allant vers leur sécularisation qui dégagera progressivement, à travers d’âpres luttes politiques, la séparation de la sphère publique et privée. Cette bataille prendra diverses formes, selon les histoires particulières des peuples européens et la place occupée par l’Eglise romaine. En France, elle a pris la forme, de la révolution française de 1789 à la 3ème république, d’une rupture radicale, dont le plus beau fleuron est la loi de 1905 de séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Dire que ce principe est contenu dans l’esprit du Christianisme, c’est d’un trait de plume, gommer 3 siècles et demi de lutte pour l’émancipation de la pensée humaine, au cours desquels l’Eglise catholique, comme appareil politique et théocratique spécifique, a joué un rôle particulièrement réactionnaire. On ne peut pas laisser écrire cela.

Robert Duguet, membre de l’association PRS (Pour la République Sociale)